Santé mentale

Alternatives à la réponse policière en cas de crise de santé mentale à Toronto

Le Service communautaire de soutien en cas de crise de Toronto constitue un exemple de réussite de detasking policier en vue de meilleurs soins collectifs

Illustration de Kathryn Boyd via femiñetas
Contributrices
Jennifer Chambers, Abby Deshman

Résumé

Lorsque les personnes les plus souvent victimes de l’usage de la force par la police lors de situations de crise sont descendues dans les rues de Toronto, elles ont marqué un point tournant. Les personnes ayant une expérience vécue (en matière de santé mentale), les Noirs et les Autochtones ont exigé et, au prix d’efforts soutenus, ont obtenu l’arrêt de l’usage de la force conventionnelle. Conjointement avec la ville de Toronto, ces communautés ont construit le Toronto Community Crisis Service, un programme inclusif et représentatif des communautés qu’il dessert. Ce service de crise – pérennisé aujourd’hui suite au déploiement concluant de sa phase d’essai – se distingue des approches traditionnelles d’intervention en santé mentale parce qu’il est fondé sur le consentement, qu’il est non coercitif et respectueux des droits fondamentaux. Perçu comme un succès retentissant, il prend de l’ampleur depuis sa création et permet de formuler des recommandations importantes sur l’implantation de services de crise qui ne victimise ni ne stigmatise davantage les personnes ayant une expérience vécue (PAEV). Au contraire, il leur offre des outils pour survivre et s’épanouir.

Retirer les méthodes policières traditionnelles de la santé mentale

À travers presque tout le Canada, les services sociaux n’ont pas réussi à satisfaire les besoins grandissants d’une population toujours croissante. On constate un approvisionnement largement insuffisant de logements abordables, d’aide financière vouée aux personnes handicapées ou ayant besoin d’un revenu d’appoint, de services communautaires et de services en santé mentale. Or, les budgets de la police, eux, ont augmenté. Par conséquent, lorsqu’une personne est en crise1Une remarque sur la terminologie. Le terme «personne en crise» est largement utilisé au Canada et a été défini comme suit : un membre du public dont le comportement l’amène à entrer en contact avec la police, soit parce qu’il semble avoir besoin de soins urgents dans le cadre du système de santé mentale, soit parce qu’il traverse une crise mentale ou émotionnelle impliquant un comportement suffisamment erratique, menaçant ou dangereux pour que la police soit appelée afin de protéger la personne ou les personnes qui l’entourent. Le terme «personne en crise» inclut les malades mentaux et les personnes que la police qualifierait de «perturbées émotionnellement». (https://www.ciddd.ca/documents/phasetwo/police_encounters_with_people_in_crisis.pdf), il n’y a souvent qu’un seul service qui dispose des ressources nécessaires pour réagir rapidement et en tout temps : la police.

Cette communauté subit donc une quantité excessive d’interventions policières. Nombre de ces appels sont résolus pacifiquement, sans arrestation. Mais si l’interaction s’aggrave, la police peut recourir à la force, y compris à la force meurtrière. D’ailleurs, les statistiques sur l’utilisation

Plus d’un incident sur dix où la police a recours à la force implique une personne en crise de santé mentale.

de la force par la police torontoise démontrent clairement l’émergence de ces tendances. En 2022, le service de police de Toronto (SPT) a répondu à plus de 33 000 appels de service liés à la santé mentale, soit une augmentation de près de 50 % depuis 2014.2https://data.torontopolice.on.ca/pages/persons-in-crisis Bien que ces appels ne représentent que 3,5 % des appels de service annuels du SPT, le recours à la force y est observé beaucoup plus fréquemment : plus d’un incident sur dix où la police a recours à la force implique une personne en crise de santé mentale.3https://torontops.maps.arcgis.com/home/item.html?id=2f2ca5f1780b48b182293157f04eb64e De surcroît, le recours à la force est encore plus probable si la personne en crise est noire ou autochtone.4https://www.scribd.com/document/578462243/Toronto-police-report-on-systemic-racism-in-officer-use-of-force-and-strip-searches#download&from_embed

Histoire de la réforme policière à Toronto

Les communautés – particulièrement les communautés racisées et les personnes qui ont vécu personnellement une situation de crise, souvent appelées personnes ayant une expérience vécue (PAEV)5De manière plus générale, les personnes étiquetées comme ayant des problèmes de santé mentale à un moment donné peuvent s’identifier comme des survivants psychiatriques, des utilisateurs de services, des fous, des malades mentaux, des experts en matière d’expérience, des personnes ayant une expérience vécue (PWLE), etc. Dans cet article, nous adoptons principalement l’expression “personnes ayant une expérience vécue” ou “PWLE”, qui est la plus utilisée au Canada à l’heure actuelle. Toutefois, lorsque nous décrivons un événement particulier pour lequel les personnes se sont identifiées avec un autre terme, nous adoptons ce dernier. – attirent l’attention sur le nombre disproportionné d’interventions policières et de meurtres commis par la police depuis des dizaines d’années.

En Ontario, bon nombre de ces efforts de dénonciation ont provoqué différentes réformes policières. Par exemple, les manifestations populaires et la mobilisation par la base chez les communautés locales afin de dénoncer les meurtres commis par la police dans les années 1960, 1970 et 1980, ont ultimement conduit à la mise en place de régimes semi-indépendants et indépendants de surveillance de la police dans la province.6https://www.siu.on.ca/pdfs/report_of_the_independent_police_oversight_review.pdf

Dans les années 1990, le Conseil des patients de Queen Street, une organisation de défense des droits des PAEV, s’est mis à exiger que le coroner mène des enquêtes sur des cas de décès imputables à la police. Pendant des années, les recommandations émergeant de ces enquêtes ont proposé des recours systématiquement alternatifs à l’usage de la force envers les PAEV, à l’intérieur ou à l’extérieur du système de santé mentale, ou alors l’utilisation d’une force policière «moins létale». Grâce à l’implication soutenue des PAEV dans le processus, les recommandations des enquêtes se sont éventuellement étendues et bonifiées jusqu’à exhorter l’adoption d’un service de crise non médical et consensuel, basé dans la communauté torontoise.

Bien que le SPT ait effectivement réagi suite à l’émission des recommandations de l’enquête, les changements qu’il a adoptés s’écartent de manière considérable la ligne directrice souhaitée par la communauté des PAEV.

En 2000, par exemple, le SPT s’est associé à certains hôpitaux de Toronto pour créer des équipes mobiles d’intervention de crise (Équipes Mobiles d’Intervention de Crise – EMICs). Chaque EMIC, qui réunit une personne du corps policier ainsi qu’une personne infirmière, spécialisée en santé mentale, agit en tant qu’«intervenante secondaire» lors d’appels de service impliquant des enjeux de santé mentale.7Pour un examen plus complet de l’historique des initiatives de réforme dans ce domaine, voir https://www.ciddd.ca/documents/phasetwo/police_encounters_with_people_in_crisis.pdf. En tant qu’intervenants secondaires, les équipes ne sont dépêchées sur les lieux seulement après que les policiers aient pu procéder à une évaluation de la situation.

Avant le lancement des EMIC en milieu hospitalier à Toronto, le Conseil des patients de Queen Street avait créé un groupe témoin afin de discuter du type de ressource auquel les gens souhaitent avoir accès en cas de crise. Un consultant issu des pairs a donc été engagé pour sonder les gens sur leurs besoins en cas de crise. Les PAEV ont alors exprimé le désir unanime d’implanter un service de crise communautaire, non médical et non coercitif. En ce sens, les EMICs ne répondent à aucune de ces exigences. Malgré ce constat, le modèle de co-réponse impliquant la police et les infirmières de l’hôpital a continué de se développer. Cette expansion est soutenue par des membres de la communauté bien intentionnés qui ne sont pas des PAEV et dont la voix subjugue celle des personnes directement affectées par la nature du type de réponse lors d’une situation de crise.

Au cours des deux dernières décennies, les SPT ont augmenté le niveau de formation qu’ils dispensent en matière de désescalade des crises, bien que le degré d’implication et de confiance des communautés dans le programme ait fluctué au fil du temps. 

La transparence et la responsabilité en matière de gouvernance sont également à l’ordre du jour. En 2009, la Commission des services de Police de Toronto (CSPT), l’organisme qui assure la supervision des politiques et la gouvernance civile générale du SPT, a créé un sous-comité sur la santé mentale8Il a été créé à la suite d’une enquête recommandée par le Conseil d’habilitation, dont le CSPT était un précurseur. afin d’accroître le dialogue avec les PAEV et les parties prenantes du milieu de la santé mentale en général, ainsi qu’avec la police.9Cette structure durable visant à lutter contre le traitement policier des personnes en situation de crise a été créée à la suite d’une recommandation d’enquête formulée par le Conseil d’autonomisation, descendant du Conseil des patients de la rue Queen. Ce sous-comité était co-présidé par le président du CSPT ainsi que par une personne défenderesse des pairs en santé mentale, et ses membres étaient à la fois issus d’organisations en santé mentale, d’organisations de personnes ayant une expérience vécue autant que du SPT.

Illustration by Kathryn Boyd via femiñetas
Illustration by Kathryn Boyd via femiñetas

Élaboration et mise en œuvre du service communautaire de soutien aux situations de crise à Toronto

Cette priorisation systématique de l’amélioration de la formation dispensée et des partenariats formés entre la police et le système de santé est demeurée bien ancrée dans les pratiques jusqu’à l’été 2020, alors que des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Toronto pour protester contre le racisme anti-Noir exercé par la police et également exiger des coupes radicales dans son budget.

Ces manifestations ont suscité des réactions de tous les paliers de gouvernement, y compris au sein du SPT, du CSPT et du conseil municipal de Toronto. Le maire de Toronto a même présenté un rapport proposant, entre autres, le développement de modèles alternatifs de prestation de services pour les interventions de sécurité communautaire.10https://www.toronto.ca/legdocs/mmis/2020/cc/bgrd/backgroundfile-148277.pdf. À cette époque, le président du groupe consultatif sur la santé mentale et les toxicomanies (MHAAP, acronyme en langue anglaise du Mental Health and Addictions Advisory Panel), un défenseur des pairs, a réussi à empêcher le TPSB de demander plus d’argent à la ville pour développer le EMIC, en faveur de la mise à disposition de plus de ressources pour soutenir le développement d’un modèle basé sur la communauté.

Les fonctionnaires municipaux se sont mis à travailler à l’élaboration d’une réponse alternative non policière en matière de sécurité communautaire pour les appels concernant des personnes en crise. De vastes consultations populaires ont été organisées. En janvier 2021, le rapport de consultation a recommandé que Toronto entreprenne un projet pilote établissant une équipe communautaire de professionnels pour répondre aux «appels non urgents impliquant des personnes en crise, aux vérifications de bien-être et aux autres appels à déterminer».11https://www.toronto.ca/legdocs/mmis/2021/ex/bgrd/backgroundfile-160016.pdf Le rapport prévoyait que le projet pilote serait mis en œuvre dans quatre régions de la ville et que l’une des initiatives serait dirigée par des personnes autochtones pour intervenir auprès des appelants autochtones. De la même façon, les services devaient également impliquer la communauté noire. Tous les services seraient disponibles par le biais d’une ligne téléphonique civile vers laquelle pourraient être acheminés les appels provenant des services d’urgences. Enfin, les fonctionnaires proposèrent que les organisations communautaires reçoivent de nouveaux fonds pour développer le soutien et les activités de prévention des crises et d’intervention post-crises. Le rapport a finalement suggéré que les organisations communautaires existantes agissent en tant que «partenaires d’ancrage» et dirigent la prestation du service de réponse aux crises.

La réaction de la communauté au rapport des services de la Commission a été mitigée.

Le Conseil d’Autonomisation (CA) (Empowerment Council en anglais) a souligné que si le rapport se concentrait à juste titre sur les communautés autochtones et noires, d’autres groupes marginalisés étaient simplement identifiés comme «communautés méritant l’équité». L’effacement effectif des communautés de PAEV et des organisations de pairs qui les représentent a alors été perçu comme un acte discriminatoire. Il a également été avancé que toutes les considérations relatives aux mécaniques de gestion de crise devaient impliquer les PAEV, qui représentent après tout 100% des bénéficiaires, et fonctionner selon le respect des droits humains, les principes d’autonomisation, les soins tenant compte des traumatismes et de la réduction des méfaits. Des services communautaires non coercitifs, imputables, et qui intègrent dans leur gouvernance des membres des communautés qu’ils desservent sont donc nécessaires. Il a été souligné, d’ailleurs, que fournir des services de santé mentale sans reddition de compte aux communautés desservies ne ferait que reconduire les modes de fonctionnement du système existant, qui, non seulement utilise la force de manière abusive, mais le fait de surcroît avec un biais racial important.

Des services communautaires non coercitifs, imputables, et qui intègrent dans leur gouvernance des membres des communautés qu’ils desservent sont donc nécessaires.

De manière plus générale, si l’expansion des interventions non policières en cas de crise de santé mentale a obtenu un appui solide de la société civile,  elle a soulevé quelque inquiétudes quant à sa portée géographique limitée et à la capacité du programme à mobiliser les ressources policières: la réception et la répartition des appels 911 demeurant sous le contrôle de la police, il n’était pas évident de déterminer quels seraient les appels relayés à l’unité d’intervention civile en cas de crise. Le programme n’a pas non plus permis de détourner les fonds du budget de la police à hauteur de ce qu’espéraient les défenseurs de la communauté. Le montant total consacré au projet pilote – qui devait s’élever à 7,9 millions de dollars canadiens en 2022 – n’a finalement pas été prélevé à même le budget de la police de Toronto, qui s’élève à plus d’un milliard de dollars canadiens par an.

Projets pilotes du Service communautaire de soutien en cas de crise

Le conseil municipal a approuvé le projet pilote en février 202112http://app.toronto.ca/tmmis/viewAgendaItemHistory.do?item=2021.EX20.1 et les initiatives du Service communautaire de soutien en cas de Crise de Toronto (plus tard appelé le SCSCT) ont été lancées en 2022.13 https://www.toronto.ca/legdocs/mmis/2022/ex/bgrd/backgroundfile-175060.pdf

Ces initiatives ont été déployées dans quatre zones distinctes de la ville, chacune desservie par un partenaire communautaire différent. Malgré la diversité des organismes de prestation de services, ces quatre projets pilotes partageaient un certain nombre de caractéristiques essentielles. Chacun d’entre eux disposait d’une équipe mobile et pluridisciplinaire composée de spécialistes des interventions en cas de crise qui étaient disponibles pour répondre aux appels dans leur zone de recrutement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Les équipes comprenaient des d’intervenants communautaires non policiers qui mettent à profit divers types d’expertises, de formations, d’expériences professionnelles et de vécus. Les pairs intégrés dans les équipes de travail étaient rémunérés équitablement14Il s’agit d’une mesure positive, car il est assez courant, dans les services de santé mentale traditionnels au Canada, que les travailleurs pairs fassent partie d’une catégorie d’emploi moins bien rémunérée et qu’ils aient moins leur mot à dire sur les résultats que les autres travailleurs de l’équipe.. Les personnes travaillant représentaient également les communautés les plus impactées par le maintien de l’ordre – soit que les Noirs, les autochtones, les personnes 2SLGBTQ+15SLGBTQ+ est un acronyme qui désigne les personnes bispirituelles, lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres, queers ou en questionnement, ainsi que d’autres orientations sexuelles et identités de genre.  Le terme “bispirituel” est utilisé dans certaines cultures indigènes et pour certains peuples indigènes. Il désigne une personne dont l’esprit est à la fois féminin et masculin et qui vit dans le même corps. Ce terme est souvent utilisé pour décrire l’orientation sexuelle, l’identité de genre ou l’identité spirituelle, qu’elles soient combinées ou non. et les PAEV. Chacune d’entre elles est formée dans les pratiques de désamorçage et/ou de gestion de crise, de premiers soins avancés ou de réponse aux surdoses. Tous les projets pilotes qui le souhaitaient purent disposer également d’un service d’accompagnement pour le suivi des interventions jusqu’à deux jours après la prise de contact initial.

Les équipes du SCSCT pouvaient être jointes en appelant soit le numéro d’urgence traditionnel – 911 – soit le 211, une ligne téléphonique pré existante destinée à la recherche de services sociaux et communautaires locaux. Or, lorsqu’un appel passe normalement par le 911, c’est la personne répartitrice qui prend la décision initiale de proposer ou non le SCSCT à la personne appelante. Les appels au 911 doivent répondre aux critères suivants avant d’être transférés au 211 :

  • Il doit s’agir d’un appel qui concerne une situation non urgente ne présentant pas d’enjeu de sécurité publique;
  • L’appel doit se situer dans l’une des zones desservies par les projets pilotes;
  • L’appel correspond à l’une des catégories d’appels pouvant faire l’objet d’une intervention du SCSCT (menace de suicide, personne en crise, vérification du bien-être, comportement désordonné, litiges) ;
  • L’appel concerne une situation qui comprend un comportement problématique ou un enjeu de santé mentale qui pourrait bénéficier d’une intervention du SCSCT ; et
  • L’appelant consent à la dépêche d’une équipe mobile de gestion de crise.

Lors du lancement probatoire des Projets pilotes du Service communautaire de soutien en cas de crise, les SCSCT ont reçu 6 827 appels de service, dont 2,2 % se sont soldés par une demande d’intervention de la police et 8 % par une visite aux urgences hospitalières. Des interactions de suivi post-crise ont eu lieu pour 2 936 personnes. Une ligne d’écoute téléphonique spécifique aux autochtones a été mise en place et a reçu 459 appels au cours de la première année. Les agents de première ligne ont demandé l’intervention du Service communautaire de soutien en cas de crise lors de 406 événements.

Si, au cours de la première année d’existence du programme, la majorité des appels reçus furent relayés depuis le numéro d’urgence général vers le 211, les données indiquent depuis une augmentation progressive des appels logés directement au SCSCT. Les appels au 911 concernant des crises de santé mentale sont pour la plupart réalisés par des personnes autres que des personnes en crise, mais les personnes appelant directement au SCSCT souhaitaient généralement bénéficier elles-mêmes du soutien du service. Après la première année d’activité, le conseil municipal de Toronto a voté en faveur de l’étalement de la couverture du service à l’entièreté de la ville d’ici la fin de 2024, en plus de mettre sur pied un quatrième service d’urgence qui sera entièrement pourvu et opérationnel en 2026. Les efforts d’intégration progressent avec les services de police, d’incendie et d’ambulance.

Illustration by Kathryn Boyd via femiñetas
Illustration by Kathryn Boyd via femiñetas

Réflexions préliminaires

Le programme du SCSCT fait partie d’un nombre croissant de programmes civils mobiles réalisant des interventions en cas de crise qui sont créés ou élargis dans le but de remplacer l’intervention policière un peu partout dans le monde. Il est encore trop tôt pour déterminer si le programme de Toronto parviendra à atteindre les objectifs qu’il s’est fixés, à savoir sauver des vies et faire dévier les appels de crise pris en charge par la police vers une réponse centrée sur le choix, l’autonomisation des personnes et le bien-être. Les réflexions ci-dessous portent sur le processus mis en place jusqu’à ce jour et sur certains des choix politiques clés qui ont été faits dans le cadre de l’élaboration du programme à Toronto.

L’importance du processus : orientation, consultation et engagement de la communauté

Les recommandations des communautés n’ont pas toutes été intégrées dans les projets pilotes. Cependant, il aurait été impensable de mettre sur pied un service prospère, accessible et responsable sans un engagement significatif, précoce et continu de la communauté – et en particulier sans l’inclusion intentionnelle de PAEV tout au long du processus.

Dès le départ, les groupes communautaires et les résidents de Toronto se sont fortement impliqués dans l’élaboration du projet pilote. L’élan initial qui a fait naître le SCSCT provient du travail de plaidoyer réalisé par les PAEV et a ensuite été propulsé avec force par les centaines de milliers de personnes qui ont défilé dans les rues et écrit à leurs élus pour exiger des alternatives concrètes au maintien de l’ordre conventionnel. Les organisations communautaires et les dirigeants locaux, en particulier les communautés noires, indigènes et des PAEV, qui sont toutes confrontées à un usage disproportionné de la force par la police, ont insisté dès le départ sur la nécessité de s’impliquer dans le processus et superviser toutes les solutions proposées.

À Toronto, les autorités municipales ont priorisé la sensibilisation et l’engagement des communautés tout au long des phases d’élaboration de la politique et du déploiement du projet pilote, en mettant particulièrement l’accent sur l’inclusion des PAEV qui consomment des substances, des personnes sans-abri et des communautés autochtones, noires, racisées et 2SLGBTQ+.16Pour un résumé de l’engagement communautaire, voir: https://www.toronto.ca/legdocs/mmis/2021/ex/bgrd/backgroundfile-160016.pdf.

Afin d’assurer un flux continu de rétroactions communautaires, chaque site pilote dispose aujourd’hui de sa propre Table Consultative Communautaire composée de PAEV, de membres de la famille et des réseaux de soutien ainsi que de personnes soignantes. Des représentant.e.s de chacune de ces tables locales siègent à leur tour à la Table Consultative Communautaire générale de toute la ville. À cette table centrale siège également des dirigeants séniors de la ville de Toronto, du SPT et des partenaires communautaires qui fournissent les services d’intervention en cas de crise.

Degré de soutien et d’implication des pairs

L’une des principales recommandations des organisations communautaires par les pairs soulignait le besoin d’avoir d’un modèle de réponse à la crise justement centré sur les pairs. Un modèle exclusivement axé sur les pairs n’a pas été recommandé au départ en raison de la nécessité d’un développement réfléchi et prudent des outils de réussite, mais les valeurs soutenues par les PAEV, à savoir l’autonomisation, l’autodétermination et le respect des droits, font partie intégrante du projet, comme l’est d’ailleurs la nécessité d’inclure les pairs au sein même des équipes de travail ainsi la structure de gouvernance des services de crise. L’un des objectifs du projet, qui bénéficie d’un soutien considérable des PAEV, est d’étendre et de développer dans toute la ville des options de soutien entièrement gérées par les pairs – telles que les centres de répit pour les pairs – comme autant de piliers indispensables à la gestion de crise à Toronto. L’Ontario fut autrefois un leader mondial en matière de soutien aux organisations gérées par les pairs, mais ce soutien a significativement diminué au fil des changements de gouvernement, et nombre de ces organisations ont été absorbées par des entités de services traditionnelles en santé mentale.

Au niveau international, il existe peu d’exemples d’organismes de réponse de crise entièrement gérés par des pairs. People USA est une organisation en santé mentale gérée par des pairs et basée à New York.17https://people-usa.org/about/ Elle crée, fournit et promeut ses propres services de réponse aux crises et de vérification du bien-être, qui sont tous développés et gérés par des personnes qui ont personnellement surmonté des problèmes de santé mentale, de toxicomanie ou de traumatisme. People USA dispose d’une équipe mobile d’intervention de crise composée uniquement de civils ayant une expérience vécue qui est disponible par téléphone 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 et qui peut être directement sollicitée par la police ou par les tribunaux.18https://people-usa.org/mobile-crisis-response-team/ Elle propose également des centres de répit gérés par des pairs, des centres de stabilisation en cas de crise et des équipes de déjudiciarisation. Aucun des partenaires de prestation de services communautaires sélectionnés à Toronto n’est entièrement géré par des pairs. Cependant, toutes les organisations partenaires ont reconnu le rôle clé que les employé.e.s issu.e.s des pairs doivent jouer dans le soutien aux personnes en situation de crise.

Interface avec la police

L’étincelle initiale à laquelle l’on doit la création du projet pilote de Toronto est l’indignation générale de la communauté face aux décès et aux blessures graves survenus lors d’interactions violentes entre la police et les communautés noires et/ou indigènes. La capacité du SCSCT à éviter les blessures graves et les décès sur le terrain dépend toutefois de la possibilité d’intervenir avant qu’une grave crise de sécurité n’émerge ou à adresser directement et gérer avec succès les appels de crise auxquels la police aurait autrement assisté, évitant ainsi complètement son intervention.

À Toronto, les appels au 911 sont reçus et triés par les services de police. Pour que le projet pilote atteigne ses objectifs, il est donc essentiel que le plus grand nombre possible d’appels au 911 soient détournés vers le système 211, qui peut dépêcher des équipes civiles d’intervention  de crise. La capacité des personnes à éviter tout contact avec les services de police et à appeler directement les services sera renforcée lorsque le projet s’étendra à l’ensemble de la ville et sera conséquemment publicisé plus largement.

Il est légitime de se demander dans quelle mesure le service d’intervention civile de Toronto pourrait remplacer le recours aux interventions policières. Les critères de la ville de Toronto pour relayer un appel depuis le 911 sont relativement restrictifs et exigent notamment qu’il s’agisse d’une «non-urgence» ne posant «aucun problème de sécurité publique». Bon nombre des personnes en situation de crise qui sont décédées lors d’affrontements avec la police n’auraient donc pas satisfait à ces critères. Souvent, lorsqu’un membre de la famille ou un passant appelle le 911, la personne en crise est perçue par d’autres comme menaçante ou comme à risque de commettre une agression potentielle. C’est précisément dans ces situations que le désamorçage est le plus nécessaire. Or, si l’intervention des équipes du SCSCT est limitée aux situations à faible risque, il est à prévoir que ces équipes ne parviendront pas systématiquement à supplanter la police dans les situations tendues où la force, y compris la force mortelle, est la plus susceptible d’être utilisée.

Le fait que la police ait joué un rôle de plus en plus important dans la réponse aux personnes en crise est révélateur d’un problème plus vaste: celui de percevoir des crises sociétales comme le sans-abrisme et la pauvreté, le racisme et autres traumatismes comme des problèmes de sécurité qui nécessitent l’emploi de la force.

Apporter un soutien au-delà de la réponse à la crise

Le fait que la police ait joué un rôle de plus en plus important dans la réponse aux personnes en crise est révélateur d’un problème plus vaste: celui de percevoir des crises sociétales comme le sans-abrisme et la pauvreté, le racisme et autres traumatismes comme des problèmes de sécurité qui nécessitent l’emploi de la force. Des besoins non satisfaits sont souvent à l’origine de ce que l’on appelle plus généralement des problèmes de santé mentale. Les services de crise n’auront que peu d’impact durable s’il n’existe pas de moyens adéquats pour aider les gens à survivre et à s’épanouir. Le programme pilote de Toronto a souligné l’importance des soins de suivi et des fonds ont alors été alloués pour permettre aux organisations communautaires d’étendre leur soutien et leurs activités de prévention des crises et d’intervention post-crise. Toutefois, force est d’admettre que la résolution des vastes problèmes à l’origine des crises est une responsabilité partagée entre tous les niveaux de gouvernement et qui nécessite un investissement de ressources substantiel. Les équipes de crise qui permettent aux gens de vivre un jour de plus peuvent, au mieux, créer des opportunités pour une vie meilleure, mais elles ne peuvent absolument pas le faire seules.

CCLA

Endnotes

Contributrices

Jennifer Chambers est la fondatrice et la directrice générale du Conseil d’Autonomisation, du Défenseur.e.s Systémiques de la Supplémentation en Santé Mentale, une organisation de défense des droits par les pairs à Toronto, au Canada. Elle est membre du Groupe Consultatif sur la Santé Mentale et les Dépendances ainsi que du Comité Consultatif Antiraciste du Conseil des Services de Police de Toronto. Elle a témoigné lors d’enquêtes, de tribunaux et d’autres procédures judiciaires concernant le décès de personnes en crise liés à l’intervention policière. Elle fait partie du comité consultatif municipal pour les Services Communautaire de Crise de Toronto

Abby Deshman est avocate au cabinet St. Lawrence Barristers PC. Abby a une pratique étendue du contentieux civil et possède une expertise particulière en matière de droit public et constitutionnel, médias et diffamation, vie privée et harcèlement en ligne, ainsi qu’en défis juridiques systémiques impliquant la police, la prisons et le système juridique pénal. Auparavant, elle était directrice du programme de justice pénale de l’Association Canadienne des Libertés Civiles («ACLC»), supervisant les litiges et la défense systémique de l’organisation en ce qui concerne le maintien de l’ordre, le système juridique pénal, les prisons et la supervision communautaire.

Illustration de Kathryn Boyd via femiñetas

Kathryn Boyd est une artiste multimédia basée à Toronto, au Canada, facilitatrice d’art conscient, lectrice avide et enthousiaste du bien-être, ainsi qu’une militante queer affirmée. En tant qu’artiste, sa mission est de créer un art significatif et percutant qui trouve son chemin vers les bonnes personnes, offrant légèreté, compréhension, amour et courage à ceux et celles qui en ont besoin.

En tant qu’enseignante de yoga et de méditation, Kathryn fusionne le travail respiratoire et l’intuition à la fois dans sa pratique artistique et dans ses ateliers. Elle croit fermement que l’art a le pouvoir puissant de nous guérir et de nous connecter avec notre essence.

Au tendre âge de neuf ans, la vie de Kathryn a été à jamais bouleversée par la perte déchirante de sa mère, emportée par le cancer. Enfant, elle a eu du mal à faire face à l’énormité de cette perte, démunie des outils nécessaires pour naviguer dans un chagrin aussi profond. Au milieu de cette période tumultueuse, elle a trouvé du réconfort dans l’art. Avec le temps, elle a appris à reconnaître l’art comme un outil profond pour l’autoréflexion et l’introspection, lui fournissant un moyen d’explorer les pensées et les émotions les plus intimes, et finalement, favorisant une compréhension plus profonde de soi-même.


femiñetas: feminismo en viñetas est un collectif, une plateforme illustrée et transocéanique. Il est composé d’environ 300 illustratricess et écrivaines de différentes parties du monde qui forment une communauté activiste qui s’exprime dans le langage de la bande dessinée.

Flor Coll est la coordinatrice et fondatrice de femiñetas. Elle est journaliste et diplômée en Communication Sociale de l’Université Nationale de Rosario (Argentine) et titulaire d’un Master en Genre et Communication de l’Université Autonome de Barcelone (Espagne). Après avoir travaillé pendant plus de 15 ans comme journaliste à la radio, à la télévision et dans les médias imprimés argentins, elle réalise actuellement des campagnes de genre et de communication pour des ONG et enseigne au Master en Communication et Genre de l’Université Ouverte de Barcelone en Espagne (UAB).

En 2020, elle a co-créé Chamana Comunicación, une agence de conseil basée à Barcelone où elle est directrice de presse et de formation.

 

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